Note d’écriture d’Invisibles

Parfois on en croise un dans la rue et  subitement on le voit. On le voit parce qu’il est arrêté avec une attention particulière, au milieu des passants pressés, il regarde. Concentré, immobile, silencieux, il regarde pendant des heures, le travail des grutiers, des manoeuvres qui s’agitent, casques sur la tête. Puis il s’éloigne à petits pas, il est vieux, il a mal à la jambe, on se demande où il va…

Parfois on en voit un autre dans un café. Il est seul. Il a une consommation devant lui mais il ne boit pas. Son corps, son allure, sa façon de se tenir très droit, d’être endimanché, raconte une histoire qu’on aimerait bien entendre. Mais il ne parle pas. Visiblement il n’attend personne. Aucune femme ne le rejoint, aucun camarade pour jouer aux dominos, aux cartes, ou boire un coup avec lui.

Qui sont-ils ? Des travailleurs immigrés, écartelés entre les deux rives de la Méditerranée, qui ont vieilli ici, en France. Ils sont restés seuls, pour des raisons diverses. Ils ne sont pas rentrés au pays. La France est devenue leur pays, ils y ont apporté leurs rêves, mais ils sont devenus des fantômes. Ils ont asphalté les routes, construit les HLM, sorti des quantités de pièces détachées des chaînes et des machines-outils. Ils n’ont pas ménagé leur peine, ils ont bien contribué à ces « trente glorieuses », ces années de reconstruction accélérée de l’économie.

Mais dans l’inconscient collectif ces travailleurs étrangers sont immortels, parce que continuellement interchangeables.
Ils ne sont pas nés, ils ne sont pas élevés, ils ne vieillissent pas, ils ne se fatiguent pas, ils ne rêvent pas, ils ne meurent pas, ils ont une fonction unique : TRAVAILLER.

Aujourd’hui la bataille économique s’est déplacée sur d’autres terrains. Jetés par dessus bord, en même temps que la classe ouvrière et la lutte qui allait avec. Leur pouvoir d’achat étant nul, ils sont devenus invisibles. Doublement reniés, en tant qu’ouvriers et en tant qu’immigrés, ils n’osent parler de leurs métiers avec fierté. Les fonderies, les chaînes, les mines, ils les ont pourtant nourries de leur vie.

Dans la mythologie, celui qui arrivait à entrer dans le royaume des morts, le royaume d’Hadès (épithète signifiant « l’invisible »), pouvait observer, interroger les ancêtres, et revenir dans le monde des vivants, fort de cette sagesse, à une condition : celle de ne pas s’asseoir sur « la chaise d’oubli ».