LIBÉRATION - OCTOBRE 2013

LIBÉRATION - OCTOBRE 2013

Nasser Djemaï raconte avec pudeur ces Maghrébins devenus des retraités fantômes en France.

Les « Invisibles » gagnent à être vus

Leur statut a quasiment déteint sur leur comportement : « Parfois on en croise un dans la rue et subitement on le voit. On le voit parce qu’il est arrêté avec une attention particulière, au milieu des passants pressés, il regarde. Concentré, immobile, silencieux, il regarde pendant des heures le travail des grutiers, des manoeuvres qui s’agitent, casque sur la tête. Puis il s’éloigne à petit pas, il est vieux, il a mal à la jambe, on se demande où il va » écrit Nasser Djemaï, le metteur en scène.

Chaleur. Ces invisibles, ce sont les chibanis (« cheveux blancs » en arabe), ces immigrés maghrébins venus travailler en France pendant les Tente Glorieuses et qui y sont restés, car la plupart de leurs droits sociaux ne sont pas rapatriantes. Notamment leur maigre retraite. De l’histoire de ces actifs d’une autre époque, devenus pour nous des fantômes, Nasser Djemaï a tiré une pièce attentive et attendrie. L’image de ces hommes âgés, qui passent leur journée désoeuvrés à regarder les autres passer et travailler, est sans doute la vision la plus réussie d’une mise en scène qui manque parfois de précision. Quatre hommes en communion, assis dehors comme au spectacle ou autour de la table en formica du foyer vétuste à jouer aux dominos, ou perdus dans une pile de paperasses. Ses acteurs, tout bonnement authentiques, évitent la caricature par leur chaleur et leur humour.

Comme vecteur d’entrée dans ce cercle des Invisibles, un jeune homme, agent immobilier. Martin Lorient, 27 ans, vient de perdre sa mère qui lui a donné une boîte et l’adresse d’un foyer Sonacotra en province. Cette boîte, c’est celle de Pandore. Celle des souvenirs qui se rattachent à sa naissance, peut-être celle qui lui dira qui était son père. Maladroitement, Martin Lorient fait irruption dans le quotidien réglé des chibanis et découvre la vacuité d’une vie passée à travailler pour envoyer de quoi vivre au pays sans avoir jamais construit pour soi-même ici ni vécu là-bas.

Le sujet est d’actualité. Ces immigrés âgés ont fait l’objet d’une mission parlementaire, qui a rendu ses conclusions le 3 juillet et émis 82 propositions. La ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine, s’est engagée à concrétiser une « aide à la réinsertion familiale et sociale » dans les tuyaux depuis 2007, et qui serait enfin opérationnelle « d’ici la fin de l’année« .

Fier. La pièce, qui tourne avec succès depuis quelque temps, a la qualité et la profondeur du témoignage. Pas de pathos déplacé. Le cercle des Invisibles se tient fier et droit devant les spectateurs, renvoyés à eux-mêmes.

Frédérique Roussel