TELERAMA SORTIR - 2020

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Théâtre : “Héritiers”, la fascinante galerie de personnages de Nasser Djemaï

Quand une maison familiale décatie, avec ses tiroirs secrets, pèse de tout son poids sur les héritiers. Une atmosphère et des comédiens épatants.

La scène est « chargée ». Lambris, chaises tapissées et lampes aux abat-jour délicats y composent une salle à manger surannée dans une lumière de fin du jour. Dans cette ambiance « maison de famille », l’auteur-metteur en scène Nasser Djemaï a installé une galerie de personnages envoûtants. Il y a ce jeune couple ayant choisi d’offrir le grand air à sa progéniture, et la génération précédente, gardienne du lieu, toujours à ses côtés. Le mari est infirmier. La femme, architecte, tient les deux bouts d’un équilibre fragile. Elle soigne une mère perdant la tête et un jeune frère brillant mais dangereusement mythomane.

La tante veille sur eux en matriarche. L’intendant passe comme un vieux rêve, transfuge de l’univers de Tchekhov (1860-1904). Car ce petit monde, comme chez le grand dramaturge russe, danse au bord de la faille, entre passé engluant et avenir embrouillé. Ainsi le jardin est-il planté de cerisiers, comme dans le domaine bientôt démantelé de La Cerisaie, et un lac y reflète le ciel, comme dans La Mouette. Clins d’œil de l’auteur au répertoire pour légitimer sa comédie ? Après avoir ausculté la vie des anciens qui lui sont proches (les chibanis, ces vieux travailleurs immigrés maghrébins sirotant leur nostalgie en même temps que leur thé), et décortiqué dans Vertiges les troubles d’un quadra de la deuxième génération au moment où il revient voir mourir son père, Djemaï plonge son regard dans une famille bourgeoise, autrefois propriétaire de l’usine florissante du coin. Sa plume s’est affinée.
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Les personnages sont dessinés sans que l’on devine à chaque trait quelle sera leur silhouette finale. Ici, fantasme, folie et fantastique (une ombre erre, porteuse d’une tragédie ancienne) orchestrent un bouquet final d’émotions contradictoires, et les acteurs guident leurs personnages avec maestria vers cette métamorphose. Anthony Audoux, surtout, qui sautille dans le rôle du frère, plan après plan, dans son scénario inventé pour conjurer une réalité qui l’oppresse. Beau travail.

Emmanuelle Bouchez